Alors qu’il est en présence de celui qui lui a été présenté comme le plus grand inquisiteur de ce début du XIVe siècle, le novice franciscain Adso de Melk exprime un sentiment de curiosité mais aussi une certaine crainte : « Mon attention se dirigea aussitôt vers le personnage dont j’avais entendu parler ces jours-ci : Bernard Gui, comme l’appelaient les Français, ou Bernardo Guidoni comme on l’appelait ailleurs. C’était un Dominicain d’environ soixante-dix ans, mince mais à la silhouette toute droite. Me frappèrent ses yeux gris, froids, capables de fixer sans expression, et que cependant maintes fois je verrais sillonnés d’éclairs équivoques ; son habileté aussi bien à celer pensées et passion qu’à les exprimer tout exprès« . Dans la mémoire collective, ces quelques lignes écrites par Umberto Eco dans son livre Le nom de la rose renvoient à l’image cinématographique d’un Bernard Gui, personnage bien peu humain qu’incarne Fahrid Murray Abraham dans le célèbre film du même nom réalisé par Jean-Jacques Annaud en 1986. Image sévère de l’inquisiteur le plus connu du grand public mais image déformée, fortement influencée par les contestations du siècle des Lumières et les archétypes romantiques du XIXe siècle d’un bourreau « serial killer » encagoulé et d’une victime innocente bien injustement torturée.
Nous sommes en effet éloignés du portrait et des méthodes de l’inquisiteur dominicain des XIIIe et XIVe siècle que la documentation historique contemporaine de la période veut bien nous dévoiler, que ce soit par les registres inquisitoriaux, ceux que les historiens appellent les actes de la pratique, qui nous apprennent paradoxalement les dissidences religieuses, ou que ce soit par les manuels d’inquisiteurs connus et édités depuis le début du XXe siècle.
Aujourd’hui, au-delà des polémiques qu’il faut dépasser, chacun concède sans discuter que, devant un sujet aussi délicat qu’est l’Inquisition, l’objectivité de l’historien demande impérativement de ne jamais prendre parti, ni pour les bourreaux, ni pour les victimes, et d’éviter les anachronismes malheureux. Outil exclusivement coercitif et répressif pour certains, mal nécessaire pour défendre la foi menacée pour d’autres, l’Inquisition a fait couler beaucoup d’encre notamment par l’image de la contrainte en matière de foi qu’elle a véhiculée. Pour le chercheur, la relecture des sources de l’histoire de l’Inquisition, éditées ou inédites, permet surtout de prendre du recul, d’avoir un sens critique et de faire sereinement, comme le revendique depuis plusieurs années Jean-Louis Biget, « une véritable hygiène de l’histoire », histoire particulière des hérésies et de leur répression dans le Midi de la France et non réécriture de l’histoire d’une institution.
Laurent Albaret
Version initiale publiée en juin 2003.